Biodiversité dulcicole

Les eaux continentales sont parmi les ressources naturelles indispensables à la survie de l’homme ; leur valeur socio-économique réside dans le fait qu’elles soient une source majeure d’eau potable et d’irrigation, d’énergie, d’aliments et de nombreux autres bénéfices. Elles constituent, d’un autre côté, des complexes d’écosystèmes de grande valeur écologique ; en effet, les eaux de surface participent à l’alimentation des nappes phréatiques, à la régulation des débits, à l’absorption des crues, à l’épuration des eaux usées et au maintien de l’équilibre hydro sédimentaire des réseaux hydrographiques, sans compter les multiples autres fonctions.

Cependant, les plus grandes valeurs écologiques de ces écosystèmes s’expriment à travers leurs composantes biologiques : des centaines d’espèces ont établi dans chaque point d’eau un réseau trophique complexe assurant un fonctionnement équilibré et, partant, une pérennité des biocénoses. Celles-ci ont, par ailleurs, évolué durant des millénaires séparément les unes des autres et dans des conditions écologiques différentes ; en conséquence, plusieurs d’entre elles ont acquis une certaine identité, voire des espèces propres à elles. Une telle richesse écologique traduit de grandes valeurs en biodiversité.

Malgré cet intérêt écologique, les écosystèmes aquatiques continentaux continuent encore d’être considérés avant tout pour leurs valeurs socio-économiques, ceci à la fois par les décideurs, les gestionnaires et la population. Les fonctions écologiques et la diversité biologique sont restées négligées, à l’exception de l’avifaune et de l’ichtyofaune qui ont bénéficié de quelques actions de conservation, bien que celles-ci intéressent des types restreints d’écosystèmes d’eau continentale. La présente étude aura le mérite de suggérer et de discuter, pour la première fois au Maroc, la protection des peuplements invertébrés ; ceci permettra de valoriser des écosystèmes qui présentent un faible attrait ornithologique ou piscicole, tels que les cours d’eau d’altitude et les sources.

Une faune méditerranéenne originale

La faune des eaux continentales nord-africaines, plus particulièrement celle du Maroc, a montré une étonnante originalité à plusieurs niveaux (Giudicelli et al., 1985 ; Dakki, 1987), que l’on résumera dans les principaux points suivants :

  1. un taux d’endémie relativement élevé, que cette étude essayera de mieux analyser ;
  2. une richesse en reliques afro-tropicales, témoin d’un passé climatique (ère tertiaire) chaud et humide ;
  3. une variété spécifique nationale relativement faible, comparée à celle des pays d’Europe ;
  4. une distribution altitudinale bien différente de celle qu’elle a en Europe, avec une ascension fréquente dans les montagnes marocaines des espèces communes avec l’Europe ;
  5. une écologie assez particulière, reflet d’une hydrologie et d’un climat méditerranéens, avec des influences atlantiques et sahariennes plus ou moins marquées.

INVENTAIRE DE LA FAUNE D’EAU CONTINENTALE

La grande majorité des informations relatives à la biodiversité nécessite de dresser un inventaire le plus complet possible de la faune (y compris les espèces introduites). Vu l’absence de cet inventaire pour les peuplements des eaux continentales du Maroc, il a été nécessaire de commencer par une étude bibliographique sélective, visant la recherche des citations d’espèces au Maroc (et accessoirement dans les autres pays du Maghreb).

L’analyse faite de cet inventaire doit tenir compte des trois paramètres suivants :

(1) les Poissons diadromes qui passent une grande partie de leur vie dans les eaux continentales sont pris en compte ; il s’agit en particulier de l’Anguille et des Aloses ;

(2) certaines espèces signalées nouvelles pour la Science ou comme indéterminées ne sont pas considérées, sauf s’il s’agit de l’unique citation du genre dans le pays ; l’espèce et son genre seront dans ce cas comptabilisés parmi les peuplements marocains ;

(3) notre liste contient même les espèces allochtones (introduites) dont la présence dans les eaux marocaines est encore probable ou continue d’être indiquée ; ce cas ne concerne que quelque seize Poissons et deux Crustacés Décapodes ; par ailleurs, les introductions qui n’ont pas réussi ne seront pas pris en compte.

Le tableau I donne les résultats du recensement des différents groupes systématiques1 ; les chiffres sont présentés dans un schéma hiérarchique, avec indication des effectifs totaux en première ligne.

Ces recensements ont fourni des résultats assez significatifs, permettant une première analyse de la composition de la faune des eaux continentales marocaines.

  • ⇒  Une faune relativement appauvrie, comparée à celle des pays d’Europe, d’Asie et de l’ensemble du Maghreb : elle ne compte que 1575 espèces et sous-espèces, réparties entre 646 genres, 198 familles et 37 ordres.Les raisons de cette pauvreté sont encore mal-cernées dans leur totalité, bien que plusieurs hypothèses aient été avancées à ce sujet, mettant en cause à la fois l’évolution paléobiogéo-graphique (insularité, sécheresse fini-tertiaire, fluctuations climatiques quaternaires …) et récente (impacts humains et sécheresses répétées) des eaux continentales du pays (Dakki, 1987 ; Dakki & El Agbani, 1995).Il faut considérer d’un2 autre côté que cet inventaire ne représenterait que 80 % de l’inventaireréel,estimé dansleprésentrapportà2000espècesetsous-espèces.
  • ⇒  Les Insectes, avec 1140 espèces et sous-espèces, représentent 72,0 % de cette faune, avec 55,0 % répartis entre les Diptères et les Coléoptères seuls, malgré que ces deux ordres nous paraissent comporter encore des lacunes3. Les Crustacés occupent 14,0 % seulement, suivis par les Mollusques, les Annélides, les Hydracariens et les Poissons qui ne représentent que 2,8-3,3 % chacun. Rappelons que 36,0 % du peuplement ichtyologique actuel est d’origine allochtone, sachant que les introductions qui n’ont pas réussi ne sont pas incluses dans ce rapport.

ESPECES ENDEMIQUES

La liste globale des taxons endémiques (nationaux) est donnée en annexe 4 et son analyse est présentée dans le Tableau II. Cette analyse porte sur la variation de l’endémie en fonction des groupes zoologiques, sur la répartition géographique des taxons et sur leurs préférences écologiques. Il est fourni en plus (à titre indicatif) les menaces (degrés et types) qui touchent ces endémiques ; lesquelles menaces sont analysées dans le chapitre suivant.

Parmi les 1575 taxons connus du Maroc (Annexe 1), 136 espèces et sous-espèces sont endémiques du pays1, soit un taux moyen d’environ 8,63 %. Une aussi forte proportion donne certainement une originalité et un grand intérêt en biodiversité à la faune des eaux continentales du Maroc.

• Le nombre d’endémiques est très inégalement réparti entre les différents groupes :
⇒ Insectes : 55,2 %, répartis principalement entre les Diptères (19,1), les Trichoptères

(15,4), les Coléoptères (11,0) et les Ephéméroptères (7,4) ;

⇒ Crustacés : 28,7 %, partagés surtout entre les Amphipodes (14,0), les Isopodes (5,9) et les Copépodes (5,2), avec toutefois deux espèces d’Anostracés du genre nord- africain Tanymastigites et les deux représentants marocains des Thermosbaenacea ;

⇒ Poissons : 11 endémiques, l’une d’elles ayant disparu (Salmo pallaryi) et toutes les autres sont parmi les Cipriniformes : huit espèces du genre Barbus, une du complexe Varichorinus/Labeobarbus et la forme marocaine de la Loche de rivière.

  • La présence remarquable de genres endémiques mérite une mention à part ; c’est en particulier le cas, parmi les Turbellariés, du genre monospécifique Acromyadenium propre à l’Atlas. Les deux genres de Crustacés Maroccolana (Isopode) et Maghrebidiella (Amphipode) seraient également propres au Maroc.
  • L’analyse des taux d’endémie1 montre que les différents groupes zoologiques présentent des aptitudes à l’endémie très différentes.
    • ⇒  Les plus forts taux sont enregistrés chez les Crustacés, avec les Thermosbaenacea au premier rang, suivis par les Amphipodes (où les espèces de la famille des Metacrangonictidae sont dans leur quasitotalité endémiques), puis par les Isopodes, les Anostracés et les Copépodes.
    • ⇒  Les Hydracariens montrent un taux relativement élevé (environ 18 %), mais qui restera à confirmer avec des études futures plus complètes.
    • ⇒  Chez les Insectes, le taux moyen est assez faible (6,6 %), mais les valeurs calculées pour chaque ordre permettent de détacher les Trichoptères (avec 29,2 %) et les Ephéméroptères (avec 23,8 %) nettement au-dessus des autres ordres présentant des endémiques. Les Coléoptères et les Diptères, bien qu’ils aient fourni les plus grands nombres d’endémiques, présentent de faibles taux (3,23-6,25 % respectivement) ; toutefois, une analyse plus fine a révélé que les familles de Diptères les plus concernées sont les Blephariceridae et les Simuliidae, alors que dans les Coléoptères, l’endémie est partagée entre les Dytiscidae, les Elmidae et les Hydraenidae, les plus forts taux étant dans les deux dernières familles.
    • ⇒  Un taux respectable (25,0 %) est enregistré chez les Poissons2, parmi lesquels 43,5 % des Cypriniformes sont endémiques ; cela malgré que nous n’avons pas tenu compte du grand nombre de formes régionales de Barbeaux décrites autrefois en tant qu’espèces indépendantes puis remises en synonymie. Il n’a pas été tenu compte également des différentes formes (variétés) de Truites autochtones signalées dans la bibliographie et qui n’ont toujours pas fait l’objet d’études taxinomiques qui les caractérisent.
  • Une analyse préliminaire de la répartition géographique des endémiques montre une très forte concentration au niveau des massifs montagneux du Haut et Moyen Atlas, chacun hébergeant en exclusivité plus du quart de cette faune. Les plaines et plateaux atlantiques ont également un contingent d’endémiques (principalement dans les puits et dayas).Les résultats actuels le Rif sont encore lacunaires et ne reflètent pas convenablement l’originalité des eaux de ce massif, puisqu’il ne compte que cinq espèces exclusives.Dans l’élaboration de la stratégie nationale, un effort particulier sera fourni pour élaborer des propositions propres à ces zones d’endémie.
  • Sur le plan écologique, un résultat fondamental peut déjà être tiré de l’observation des préférences des endémiques : l’endémie atteint son apogée principalement parmi les peuplements phréaticoles (stygobies), crénophiles (des sources) et rhithrophiles (des cours d’eau froids/frais d’altitude). Dans les propositions de stratégie, notre attention a par conséquent été orientée principalement vers ces types de peuplements et leurs habitats qui, d’ailleurs, sont de plus en plus menacés.Toutefois, les cours d’eau de basse altitude et les eaux stagnantes (dayas surtout) ont également leurs endémiques (avec un contingent non négligeable de reliques tropicales).

Le nombre réel d’endémiques marocaines est certainement plus grand que celui que nous donnons, puisque dans certains groupes, les études ont été à peine ébauchées (Hydracariens, Crustacés Isopodes, Neuroptères, Coléoptères Hydraenidae et Dryopidae … pour ne citer que les groupes comportant de grandes lacunes).

Par ailleurs, la limitation volontaire de cette étude aux endémiques marocaines ne permet pas de refléter pleinement toutes les originalités de la faune de nos eaux continentales ; les endémiques nord-africaines et ouest-méditerranéennes sont également bien représentées au Maroc et certains sites nationaux seraient parmi les derniers refuges de celles-ci. Nous essaierons de les mettre en valeur dans l’approche des menaces.

ESPECES MENACEES

Nous considérons comme menacé (sensu lato) ou classé tout taxon dont les chances de survie à l’échelle marocaine ou régionale (ouest-méditerranéenne, nord-africaine) sont faibles, compte tenu de la vitesse de dégradation des habitats d’eaux continentales.

Dans la pratique, devront être désignés comme menacés

  1. (1)  les endémiques marocaines aux préférences écologiques très « strictes » et dont les habitats sont limités dans l’espace et/ou sont menacés de disparition ou de modification profonde ; autrement dit, les endémiques à large répartition (ayant, par conséquent, une grande chance de survie) ne seront pas considérés ;
  2. (2)  des taxons non endémiques mais qui sont en régression à l’échelle mondiale ou régionale (nord-africaine ou ouest-méditerranéenne) ; dans ce cas, les seules listes régionales consultées sont celles établies par l’Union Européenne (projets CORINE Biotopes ou NATURA 2000), ainsi qu’une monographie ancienne de 20 années, la Limnofauna europaea (Illies, 1978).

La désignation de tels taxons demande donc une bonne connaissance de leur répartition écologique et géographique ainsi que des menaces qui diminuent leurs chances de survie.

Vu que les connaissances relatives à certains groupes zoologiques sont limitées, il serait difficile, voire impossible, de dresser un inventaire exhaustif des espèces menacées ; notre liste (Annexe 5) a été, par conséquent, limitée aux taxons pour lesquels les critères de choix indiqués ci-dessus sont bien vérifiés, tout en marquant (à l’aide d’une interrogation « ? ») les taxons soupçonnés menacés, sans que des preuves ne puissent être formulées. Cette liste restera donc ouverte à d’éventuels ajouts (ou suppressions si nécessaire).

L’analyse des menaces par groupe zoologique est présentée dans le Tableau III, que nous commentons ci-après, alors qu’une analyse de la répartition régionale des taxons rares/menacés sera faite dans un chapitre à part (§ VIII, p. 27), en tant que moyen d’évaluation des différentes zones biogéographiques du pays.

Le nombre de taxons rares/vulnérables s’estime à quelque 137 espèces et sous-espèces, parmi lesquelles 110 sont endémiques du Maroc (sans compter une espèce disparue, Salmo pallaryi) et les autres sont nord-africaines ou ouest-méditerranéennes. Seize espèces sont considérées comme menacées et une vingtaine comme vulnérables, alors que la grande majorité (soit 89) sont classées rares. Des vérifications restent à faire pour treize taxons indiqués dans le présent travail comme probablement menacés s.l., du moins rares.

Le plus grand nombre d’espèces menacées se trouve parmi les Insectes (63,5 %), suivis par les Crustacés (20,4 %) et les Poissons (8,0 %).

ESPECES INTRODUITES

Seuls les Poissons (16 espèces au moins, soit environ 36% du peuplement ichtyologique marocain) et les deux Ecrevisses (Crustacés, Décapodes) sont concernés. Ces introductions ont pour principaux objectifs le développement de la pêche dans les eaux continentales et, pour le cas des Carpes, la lutte contre l’eutrophisation ; la conservation de ces espèces (en tant qu’éléments de la biodiversité) n’est pas considérée pour le moment. Certaines d’entre elles (Brochet, Carpes, Black-Bass, Arc-en-ciel …) sont, en partie ou en totalité, reproduites artificiellement et n’ont pas de rôle positif dans la diversité biologique au Maroc. Au contraire, certaines introductions pourraient être néfastes: c’est probablement le cas des déversements réalisés autrefois dans l’Aguelmam de Sidi Ali, qui seraient une cause très probable de la disparition de la Truite de Pallary. Il est également à craindre que les déversements de truites fario dans des biotopes contenant déjà des populations autochtones ne mènent à des « pollutions génétiques », sans oublier les possibilités de compétition et d’antagonisme entre taxons locaux et introduits.

Un certain rôle dans la conservation de la biodiversité aurait pu être reconnu à ces introduction, dans la mesure où elles devaient contribuer à alléger la pression de pêche sur les espèces autochtones. La régression de ces dernières ne semble pas confirmer cette hypothèse, exception faite du cas de certains Barbeaux, encore que ceux-ci semblent subsister grâce à leurs larges préférences écologiques et à la basse ‘qualité’ que leur attribuent les pêcheurs.

ESPECES REGLEMENTEES

Les seules espèces autochtones concernées directement par la réglementation nationale sont les Aloses, l’Anguille et la Truite fario. Il s’agit principalement des arrêtés annuels ou permanents de la pêche, adoptés lors des réunions du Conseil Supérieur de la Pêche et intéressant plutôt les espèces introduites. Récemment, la raréfaction de la Grande Alose a poussé le Ministère de l’Agriculture à interdire totalement la pêche de cette espèce. Pour plus d’information, le lecteur devrait se référer au rapport ‘Législation‘ concernant la présente étude nationale de la biodiversité.

Sur les listes internationales, seule la Sangsue médicinale (Hirudo medicinalis, connue au Maroc plutôt sous le nom de Hirudo troctina) est citée. Celle-ci figure sur l’annexe II de la CITES (WCMC, 1993) et la liste rouge de l’UICN (Wells et al., 1983).

Une liste rouge pour le Maroc a pu être ouverte à l’occasion de cette étude ; l’inventaire des espèces menacées (s.s.) établi dans ce rapport (Annexe 5) en est une ébauche.